• suite de l'article de GIULIO

    «Divide et impera !» (1)

    Un principe universel

       

    Le dicton «divide et impera», c’est-à-dire «divise et règne» ou, dans une version semblable, «divise afin de régner» (1), existe sans doute depuis les origines de l’humanité et même, semble-t-il, dans son application rudimentaire, chez certains animaux évolués. Environ trois siècles et demi avant notre ère, Aristote – en cela digne précurseur de Machiavel – conseillait aux tyrans de semer la défiance et la zizanie entre les citoyens, car la tyrannie ne pourrait se maintenir si les citoyens se faisaient confiance et s’entendaient. Effectivement, 18 siècles plus tard, Machiavel l’aurait conseillé à César Borgia, duc de Valentinois. Mais, déjà bien avant notre ère, la politique tant nationale qu’internationale de Rome, aussi bien république qu’empire, s’inspirait fondamentalement de ce principe, ainsi que la plupart des hommes de pouvoir connus à ce jour. Ce qui fit dire au sociologue anarchiste Proudhon (1809-65): «Divide et impera, divise et tu régneras; divise, et tu deviendras riche; divise, et tu tromperas les hommes, divise et tu éblouiras leur raison, divise et tu te moqueras de la justice».

    De nos jours, les bénéfices de ce principe dictatorial élémentaire ont étés hérités par les nouveaux seigneurs de l’économie et de la finance, qui ont remplacé les anciens rois et seigneurs de guerre, et en profitent sur toute la ligne. Autres temps, autres moeurs... et autre guerres... moins bruyantes, mais tout aussi meurtrières! Non qu’une bonne petite guéguerre classique ne puisse pas favoriser ci et là le business, mais les belligérants eux-mêmes n’en tirent désormais que rarement avantage. Pourtant, ce qui est le plus étonnant – véritable signe de notre époque de soumission collective à l’économie de marché –, c’est que les nouveaux marchands de faim, de discorde et de sang, que sont les grands spéculateurs financiers, n’ont même plus besoin de ruser, de trouver des expédients pour parvenir à l’appliquer, ce principe. Les moutons qu’ils tondent à longueur d’année, s’égaillent tous seuls dans toutes les directions. Et quoique tous sachent fort bien que «l’union fait la force», à commencer par ces organisations nébuleuses, à vocation semble-t-il plus pédagogique que combative, appelées syndicats, censés représenter et mobiliser les travailleurs, l’absence d’entente et de solidarité règnent partout en maîtres. Guère n’est donc besoin de maîtres pour si peu, ni de capitalistes cupides, de banquiers voraces, d’abominables exploiteurs, de financiers sans scrupules ou d’autres pères fouettards. La division entre les travailleurs fonctionne aujourd’hui toute seule, sans apport ni mauvaise volonté extérieure.

    Prenez ce 14 novembre 2012, amis lecteurs! Une date mémorable, que cette journée du «Non à l’austérité»? Date dérisoire, oui! Quasiment tous les médias européens informèrent lecteurs et auditeurs que, «pour s’opposer à l’austérité, les syndicats organisent une mobilisation sans précédent dans l’histoire européenne...» Sans précédent? De qui se paie-t-on la poire? À quoi sert d’annoncer «des manifestations dans presque tous les pays de l’UE, mais aussi en Suisse et en Turquie. Au sud du continent, où les politiques d’austérité sont les plus dures, l’Espagne et le Portugal seront paralysés pendant toute la journée, tandis que l’Italie observera une grève générale de quatre heures. En Grèce, interruption de trois heures, après deux jours de grève générale les 6 et 7 novembre...»? Et même «... en Espagne...» Oui, certes, mais les 800.000 manifestants de cette journée ne représentaient qu’un pauvre petit 2 à 3% des travailleurs salariés ou indépendants (et de leurs familles) durement frappés par la crise. «Ailleurs», a-t-on dit, «... des actions symboliques de solidarité ont lieu, notamment en Belgique et en Suisse, devant les ambassades des pays méridionaux...» Quid du Luxembourg? Passons! Au Marienländchen les moutons sont de toute façon bien dressés... à rester des moutons. Quant à nos syndicats, qui ne furent même pas fichus de s’unir il y a peu de temps pour une manifestation commune (contre le pillage des retraites) dans l’intérêt de centaines de milliers de travailleurs, que pouvons-nous en attendre? Je me trouvais place Clairefontaine le 17 octobre, ainsi que les camarades du parti, venus appuyer les syndicats. On a dit que la place était noire de monde. Il n’était en effet pas facile de circuler dans cette foule. Tu parles d’une foule! Un travailleur ou retraité concerné sur mille, et encore, je suis généreux. Sans parler du LCGB, dont les meneurs et les maigres troupes ont fait leur petit baroud privé à Niederanven! Chapeau l’intersyndicale!

    Quelle tristesse, que tout ça, lorsque les travailleurs sont en fait les membres les plus nombreux, les plus forts, les plus nécessaires de la société, ceux sans lesquels plus rien ne fonctionne dans notre – oui, employons le mot ! – civilisation. Car c’est en effet bien la civilisation humaniste préparée par les Lumières, accouchée dans la douleur par la Révolution française, par les Communes de Paris, Munich, ou Budapest, par la Révolution d’octobre, par mai 1968 et même par le réformisme progressiste des trente glorieuses, c’est bien elle qui est en péril. En effet, la désindustrialisation, le rabaissement – souvent même le mépris – du travail, la déshumanisation de l’économie, ainsi que la dictature de plus en plus oppressive des marchés financiers, la détruit à petit feu, notre civilisation. Et les travailleurs d’assister, attristés, râleurs, indignés, mais inertes, ahuris, impuissants, à cause de leur propre volonté d’impuissance, au désastre qui les menace, encouragés en cela par leurs syndicats, qui entérinent cette impuissance, l’avalisent, la favorisent même par leurs incessantes querelles, divisions et bornes tant corporatistes que nationales !

    Le fait que tout un chacun pense d’abord à soi-même et à sa famille est sans doute légitime. Mais de là à se dire que tel ou tel problème général ne le regarde pas, que ses élus rêveurs ou véreux, mais toujours impuissants, finiront par trouver une solution à sa place, il y a un pas trop vite franchi. Allo, il y a quelqu’un? Silence... enfin presque. C’est qu’il n’y a pas grand monde pour affirmer et surtout crier avec force, que nous sommes tous sur le même bateau en perdition, tous attachés à une immense cordée au-dessus de l’abîme. Dire qu’il y a des fous, par exemple au Luxembourg, pays dont l’immense richesse nominale ne repose plus que sur du vent, qui s’imaginent qu’il pourra tirer son épingle du jeu face au désastre qui frappe aujourd’hui l’Europe du sud. Et il n’y a personne pour se souvenir du naufrage du Titanic, fleuron de l’industrie et de l’arrogante puissance ouest-européenne de la prétendue Belle Époque, ni pour se rappeler du mensonge de ses fameux compartiments étanches. Le fait est que, en économie rien n’est jamais étanche, et ça, les grands spéculateurs l’ont bien compris, lorsque les travailleurs et leurs syndicats ne pratiquent, eux, la solidarité que de manière ponctuelle, anecdotique et toujours infinitésimalement dérisoire.

    à suivre

    ***

    1) Variante de ce principe, dicton, proverbe ou maxime qu’est «divide ut impera», (Divise, afin de régner), où le «et» qui définit une conséquence factuelle, est remplacé par ut, (afin de), qui exprime un résultante intentionnelle. En pratique, les deux versions se valent. Idem pour ce qui est de l’impératif «impera» qui peut indifféremment être remplacé par «regnes».

    Giulio-Enrico Pisani

     Mittwoch 21. November 2012
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  • Commentaires

    1
    Vendredi 23 Novembre 2012 à 09:07

    bonjour,
    excellent billet très lucide
    mais un peu désespérant...
    haut les coeurs !
    malgré tout
    amitiés
    jean-marie

    2
    Vendredi 23 Novembre 2012 à 18:27

    "Diviser pour régner" est une maxime souvent appliquée avec succès par les instances dirigeantes. Mais elle a ses limites.

    Car a force de diviser, on regroupe. Tout est dans tout. On façonne lentement deux camps, celui des oppresseurs et celui des opprimés. Et lorsque celui des opprimés n'a plus d'autre choix que celui de se révolter, la roue tourne, toujours...

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    3
    claudeleloire Profil de claudeleloire
    Vendredi 23 Novembre 2012 à 18:38

    Comme le dit Genseric Jean-Marie à force de vouloir nous diviser, nous nous réunissons tous sous la même bannière  ...

    Haut les coeurs !

    amitié .

    4
    claudeleloire Profil de claudeleloire
    Vendredi 23 Novembre 2012 à 18:40

    La roue tourne toujours ... mais là, on est un peu dans le creux ...  Nous verrons si l'Europe parvient à faire un budget social ... 

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